Hommage à Olivia de Havilland: L'Héritière (1949)


Aujourd’hui l’on retient chez nous de la carrière de William Wyler le magistral péplum Ben-Hur et la charmante comédie Vacances Romaines qui révéla Audrey Hepburn. Pourtant, la carrière de Wyler (nettement mieux appréciée dans son pays d’origine) est beaucoup plus riche que ces deux pôles. En regardant sa filmographie, on se rend compte que le réalisateur a été plutôt spécialiste de drames se passant dans la seconde moitié du XIXème siècle. Témoins certains films qu’il tournera avec Bette Davis ainsi que L’Héritière qui reste sans doute sa plus grande réussite dans le style. C’est cette fois Olivia de Havilland, alors au sommet de son talent, qui mène l’affiche, tandis que Montgomery Clift, récemment révélé dans un western d’Howard Hawks (Red River), y gagnait ses galons de jeune premier romantique.

Puisque tout le film tourne autour d’elle, faisons un rapide rappel d’où en était alors la carrière d’Olivia de Havilland. Accédant à la célébrité en 1935 dans Captain Blood alors qu’elle n’a pas vingt ans, elle devient la partenaire attitrée d’Errol Flynn, le cinéma n’aimant rien tant que de créer des couples récurrents à l’écran. La voici donc classée dans la catégorie des jeunes de filles de bonne famille en costume d’époque dans des rôles que certains qualifieraient de clichés mais où elle imprime une certaine profondeur à des personnages qui manquent d’épaisseur lorsqu’elle ne les incarne pas (ainsi, Brenda Marshall qui la remplace dans l’Aigle des Mers). Sa carrière monte d’un cran lorsqu’elle remporte le rôle de Mélanie dans la superproduction de Autant en Emporte le Vent. Un rôle pour lequel elle se bat contre vents et marées, Jack Warner, directeur du studio dont elle est l’employée, ne souhaitant pas prêter une de ses stars à un concurrent pour un second rôle. Ce rôle lui permet d’être pour la première fois nommée aux Oscars, dans la catégorie de meilleur second rôle féminin, tout comme il continue de lui donner l’image de la jeune fille bien comme il faut. Une image probablement proche de la véritable Olivia, puisqu’elle refuse les avances d’Errol Flynn à moins que celui-ci l’épouse.

Jeune fille bien comme il faut, Olivia de Havilland, oui. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir du caractère. A peine la vingtaine, ne s’est-elle pas battue contre l’un des plus puissants patrons d’Hollywood et a résisté à l’un des acteurs les plus séduisants et entreprenant de l’époque ? Et cela n’est pas fini. Fort de son succès dans Autant en Emporte le Vent, elle considère être en droit d’avoir des rôles plus exigeants que ceux de « la soupirante du héros ». Mais difficile de sortir de la case où et le public et votre employeur vous a inscrit. Pourtant, en 1943, elle fait une action qui fera date dans l’histoire du cinéma américain. Elle assigne son employeur (Warner Bros) en justice, revendiquant le droit de choisir ses rôles. Bette Davis (également chez la Warner) avait déjà essayé, mais sans succès. Cette fois encore, Olivia de Havilland réussit. Désormais, une loi interdira aux studios d’imposer par la force un rôle à leurs comédiens et à suspendre leur salaire s’ils refusent. Ce succès a néanmoins un prix: pendant trois ans, les studios refusent de l’employer. Mais quand elle revient, c’est le triomphe. La voici incarnant des rôles forts et souvent compliqués (tel La Fosse aux Serpents, l’un des premiers films à traiter de la schizophrénie) qui la voit devenir une habituée de la course aux Oscars pendant les années 40, au même titre que Bette Davis, Katharine Hepburn ou Ingrid Bergman.

Comment se fait-il alors que le nom de Olivia de Havilland ait moins traversé le temps que celui des trois autres ? Peut-être parce que, contrairement à elles, elle n’a jamais été un monstre sacré. Ni une furie excessive comme Bette Davis, ni une virtuose ambitieuse comme Katharine Hepburn, ni une muse de grands cinéaste au centre de scandales comme Ingrid Bergman. Olivia de Havilland n’a jamais été sulfureuse et rarement glamour, juste une bonne comédienne faisant son travail du mieux possible. Le sommet de cette période est atteint avec l’Héritière qui reste probablement son meilleur rôle.

A l’origine un des plus célèbres romans de Henry James, Washington Square, il avait été adapté en pièce de théâtre par le couple Ruth et Agustus Goetz. Enthousiasmée par la pièce, Olivia de Havilland contacte William Wyler qui à son tour encourage son studio, la Paramount, à acquérir les droits. La voici prête à incarner Catherine Sloper à l’écran, le rôle qui lui vaudra son second Oscar.
Au milieu du XIXème, à New York, Catherine Sloper est la fille unique d’un riche médecin. Son père ne s’est jamais remis du décès précoce de sa femme et n’a cessé de comparer négativement sa fille à cette dernière. De ce fait, Catherine est devenue une adulte peu sûr d’elle, manquant quelque peu de maturité et assez terne. Ainsi, malgré son argent, elle n’a pas vraiment intéressé les partis jusqu’à présent, la laissant toujours célibataire à un âge un peu trop avancé pour l’époque. Le Docteur Sloper, qui ne trouve à sa fille ni charme ni qualité, se fait une raison que seul son argent lui offrira un mari. Aussi, lorsque le séduisant Morris Townshend entreprend de faire une cour effrénée à Catherine, le docteur voit automatiquement en lui un arriviste, d’autant que celui-ci est sans le sou est sans perspective de situation. Morris est effectivement intéressé par l’argent de Catherine, mais les sentiments qu’il montre à la jeune femme sont-ils pour autant feints ? Pour le docteur, c’est évident que oui. Pour ses soeurs, c’est moins sûr. Mais considérer que Morris pourrait rendre Catherine heureuse serait reconnaître qu’il s’est trompé la concernant, ce que son égo refuse. Une seule solution pour Catherine et Morris: la fuite. Mais lorsque Morris comprend que cette fuite entraînerait également la perte de l’argent du père, il se ravise, laissant Catherine seule. Découvrant coup sur coup le vrai visage de Morris et que son père ne l’aime pas, Catherine durcit son coeur. Condamné par la maladie, le docteur devra affronter la mort seul. Et lorsque, sachant cette fois Catherine définitivement à la tête de la fortune paternelle, Morris reviendra pour se faire pardonner, il se verra éconduit.

Une grande partie de la réussite du film provient du trouble autour du personnage de Morris Townshend. Charmeur, aimable, ses sentiments envers Catherine semblent sincères et sa personne désintéressée. Petit à petit, le verni se craquelle et l’on découvre que l’argent l’a bel et bien motivé. Pourtant, on ne sera jamais vraiment sûr si, en faisant sa cour, il n’en est pas venu à éprouver de l’affection voire de l’amour pour Catherine. Le gain est-il son seul intérêt ou mêle-t-il l’utile à l’agréable ? Le jeu tout en subtilité de Montgomery Clift ne permet jamais de trancher et une fois le film fini, le spectateur continuera à se demander si Catherine aurait été heureuse avec Morris s’ils s’étaient mariés. Jeune prodige de la scène théâtrale new-yorkaise venu au cinéma, Montgomery Clift faisait une entrée fracassante à Hollywood avec ce film ainsi que son précédent (le déjà mentionné Red River) en s’imposant comme un des meilleurs acteurs de sa génération. Plus subtil et moins maniéré que Marlon Brando, moins viril également, Clift est tout à fait à sa place en jeune homme qui semble à la fois l’amoureux parfait et l’oisif paresseux. S’il aurait pu risquer de se retrouver coincé dans ce rôle de jeune premier, Clift allait continuer à diversifier ses rôles avec des films aussi réussis que Une Place au Soleil, La Loi du Silence et Tant qu’il y aura des hommes.

La réussite du film tient aussi sur les deux seconds rôles principaux qui l’enrichissent considérablement. Le rôle du docteur est confié à Ralph Richardson, légende du théâtre britannique, qui arrive à rendre son personnage à la fois sympathique et antipathique, toujours avec le regard condescendant de celui qui a mieux compris que les autres. Comme Morris, le docteur Sloper n’est pas un personnage manichéen. Tout comme on ne sait jamais si Morris a des sentiments où non pour Catherine, on ignore si le docteur refuse le mariage de sa fille par peur de la voir malheureuse ou par peur de voir son argent dépensé par un profiteur. Si on ne peut jamais considérer qu’il n’aime pas sa fille (il refusera finalement de la déshériter lorsqu’elle le défiera de le faire), la déception de ne pas la voir être devenue la copie de la femme qu’il a aimé (et idéalisé) s’est malgré tout transformé en mépris. Ancienne comédienne d’Ernst Lubitsch, Miriam Hopkins faisait un retour au cinéma après six ans d’absence pour jouer la tante de Catherine. Si le personnage positif (contrairement à son frère, elle essaie que Catherine prenne confiance en elle - tâche difficile - là où le docteur ne fait que l’enfoncer), on remarquera que le rapport de force entre la tante et la nièce s’inverseront dans le courant du film. Ainsi, à la fin du film, c’est Lavinia qui semblera la faible face à Catherine froide et maîtresse d’elle-même.

Mais évidemment le film est avant tout un véhicule pour Olivia de Havilland. Dans la première partie du film, elle nous montre une jeune fille timide et mal dans sa peau, franchement nunuche et ayant gardé une grande naïveté enfantine plus vraiment séduisante à son âge. Dans la seconde, la voici durcie, froide et manipulatrice. A vrai dire, ces deux extrêmes sont tellement éloignées qu’on peine parfois à croire qu’il s’agisse de la même personne. Cela est plus dû au scénario qu’à la performance de l’actrice qui a réussi à nuancer son propos. Ainsi, dans la période où le personnage est arrivé à maturité par la dureté de la vie, on retrouve encore son ancienne fraicheur et gentillesse revenir par moments. Là où Bette Davies allait dans l’excès, que Katharine Hepburn en faisait parfois trop dans le mélo, que Joan Crawford ne pouvait s’empêcher d’avoir un côté vulgaire, la performance d’Olvia de Havilland est tout en subtilité même lorsque le personnage est caricatural. En ce sens, elle annonce déjà la génération suivante inspirée par Stanislavski et l’Actor’s Studio et est donc bien sûr la même longueur d’onde que Montgomery Clift.

La réalisation classique mais efficace de William Wyler sert parfaitement l’histoire et à aucun moment nous n’avons l’impression d’assister à une pièce filmée. Grâce à tout cela, l’Héritière reste un des grands fleurons du drame hollywoodien sans sombrer dans le mélo comme cela pouvait souvent arriver à l’époque (aidé en cela par une partition d’Aaron Copland qui n’en rajoute pas). Peut-on dire qu’il n’a pas du tout vieilli ? Sans doute pas. Mais il est certain en tous cas qu’il n’a absolument pas mal vieilli.

Commentaires