Hommage à Michel Piccoli: Benjamin ou les mémoires d'un puceau (1968)



Durant les années soixante, le duo entre le réalisateur scénariste Michel Deville et la scénariste monteuse Nina Companeez a accompli au cinéma ce que Marivaux avait réalisé au théâtre. Des petits écrins mettant en scène le badinage amoureux. Un style très écrit, un peu sucré mais ne manquant pas d’une certaine impertinence, qui apparaitra malgré tout comme désuet aux cyniques ou aux adeptes d’un réalisme cru au cinéma. Après avoir porté leurs intrigues dans le cadre contemporain (Ce soir ou jamais - magnifique Anna Karina - Adorable menteuse - sublime Marina Vlady - L’Appartement des filles - craquante Mylène Demongeot), c’est dans l’époque de leur modèle, le XVIIIème siècle, que se situera leur nouvel imbroglio amoureux. Petite nouveauté également, si auparavant ils utilisaient des jeunes comédiens prometteurs (nous avons cités les filles, mentionnons Claude Rich, Sami Frey et Jacques Charrier pour les garçons), nous allons cette fois retrouver des véritables stars comme la légende Michèle Morgan (dans l’un de ses derniers grands rôles avant sa retraite), la nouvelle coqueluche Catherine Deneuve et l’intemporel Michel Piccoli. Evidemment, c’est quand même au jeune ingénu Pierre Clémenti (que le duo avait déjà croisé dans un petit rôle de Adorable menteuse) que revint le rôle titre.


C’est effectivement ce jeune orphelin, innocent jusqu’à la niaiserie, qui sert de fil conducteur à l’intrigue. Arrivant au château de sa tante, temple du libertinage, il suscite la convoitise de toutes les jolies femmes du lieu (servantes ou amies aristocrates de passage) qui se mettent en tête de le déniaiser, sans hélas que rien ne se passe, le sort n’étant pas clément pour notre pauvre Benjamin. Philippe, l’amant de sa tante, aide malgré tout à son éducation sentimentale et tous les deux vont à la rencontre de la jeune Anne de Clécy, la jeune chaire fraiche de la région. Benjamin en tombe amoureux mais c’est au charme du plus expérimenté Philippe qu’Anne succombera…


Vous l’aurez compris, si vous cherchez un film où la tension dramatique est à son comble, où les comédiens se retrouvent en transe, et dont vous sortez en ayant l’impression d’avoir pris un coup de poing ou une douche froide, vous n’êtes clairement pas au bon endroit. Mais est-ce nécessairement ce qu’il faut pour avoir un bon film ? Assurément pas. Est-ce que ça en diminue l’intérêt ? Loin de là. Evidemment, le film a sans doute un petit peu vieilli (mais moins que de nombreux classiques de la Nouvelle Vague de la même époque), évidemment son côté papillonnant le rend moins profond que Que la fête commence de Bertrand Tavernier qui nous emmenait également dans le libertinage des Temps Modernes. Mais le film assume complètement d’être sans prétention, ni réaliste ni sociétale. Cela ne veut pas dire que les personnages n’ont aucune dimension, et si l’intrigue est légère, elle met en scène des individus ayant une histoire, des sentiments qui leur donnent, malgré les apparences, une réelle profondeur. C’est que l’écriture de Deville et Companeez, si elle est légère, est avant tout très soignée. Nina Companeez est une excellente dialoguiste, témoin d’une époque où le cinéma n’avait pas peur des textes très écrits, évidemment plus difficiles à interpréter et à mettre scène. La paresse actuelle, tant du point de vue des professionnels du cinéma que des spectateurs, à ce niveau ne doit pas nous amener à mépriser le verbe à l’écran. Ni oublier que le cinéma n’a pas nécessairement fonction à être réaliste.

Outre l’écriture, notre duo a toujours apporté un soin particulier au choix de ses comédiens (généralement issus du théâtre). Rappelons que des futurs vedettes comme Guy Bedos ou Françoise Dorléac ont connu parmi leurs premiers rôles chez eux. Ainsi nous avons vu une distribution de premier plan pour les personnages principaux, mais nous retrouvons également de ces second rôles talentueux de l’époque comme la sculpturale Catherine Rouvel (sorte de sous Claudia Cardinale - ce qui est moins injurieux que ça n’en a l’air - qui eut son heure de gloire), Francine Bergé et Anna Gaël en servantes libertines, Odile Versois en aristocrate tout aussi libertine ou encore Jacques Dufilho en précepteur moitié nigaud moitié satire. Attardons-nous un peu sur la distribution principale en commençant par l’ancienne déesse inaccessible Michèle Morgan qui était un peu au cinéma français ce que Greta Garbo était au cinéma américain. Elle incarne une Reine de la beauté que l’âge commence à flétrir (oh très faiblement, on pourrait même considérer qu’elle est plus belle ici que dans le Quai des brumes qui fit sa gloire mais dont le maquillage trop marqué lui donnait dix ans de plus que son âge). La voici à l’âge cruel où elle n’est pas encore vieille mais plus suffisamment fraiche pour retenir les hommes en quête perpétuelle de jeunesse. Et elle sent donc que tenter de résister contre l’attrait que représente le personnage de Catherine Deneuve serait vain. C’est peut-être de ce fait le personnage le plus intéressant du film. Celui qui apparaitra comme le plus pertinent de nos jours, plus que la virilité franchouillarde du personnage de Piccoli. La voici interprétant la légèreté, réelle d’abord, feinte ensuite, le trouble (ce jeune neveu un peu trop beau), la jalousie, la douleur. Le tout avec subtilité, sans ajouter trop, sinon ce petit côté « diva larmoyante » propre à l’actrice qu’elle ne pourra retenir complètement sur la fin.

Michel Piccoli ensuite, lui qui pendant ces années 60-70 incarnait la séduction classe et virile (n’avait-il pas incarné le Dom Juan de Molière dans l’adaptation télévise de Marcel Bluwal) dans cette France qui choisissait pour la diriger Valery Giscard d’Estaing et Jacques Chirac. Le voici à reprendre plus ou moins son rôle de Dom Juan, sauf que cette fois-ci l’arroseur est arrosé. De désabusé et charmeur, le voici devenir frustré et sombre avec cette sobriété juste et efficace qui reste sa marque de fabrique. Celle qui lui donne tout ce mal est évidemment Catherine Deneuve, quasiment sa partenaire attitré, elle avec qui il avait commencé à jouer « par hasard d’abord, par habitude ensuite », comme il aimait parfois à le dire. Très à l’aise dans la comédie et dans les affrontements homme-femme (Pensons à La Vie de Château et, plus tard, Le Sauvage, deux tourbillons signés Rappeneau), celle qui avait fini par devenir la Reine du cinéma français est évidemment parfaitement à sa place. Si Benjamin est le fil conducteur, si notre sympathie va à Philippe et notre tendresse à la comtesse, c’est bien Anne qui, dès qu’elle est apparu, semble tenir dans ses mains les sentiments et les destins des personnages. Le rôle n’est pas sans rappeler celui de Juliette dans Adorable menteuse, celle qui avouait un penchant pour mentir avant de tomber amoureuse d’un homme plus âgé. Un personnage avec qui on ne sait jamais sur quel pied danser. C’est dire l’importance qu’avait Deneuve dans la réussite ou l’échec du film.


Pierre Clémenti, enfin, qui incarne une version masculine de la femme-enfant à la Bardot, ce « benêt aux yeux de biche » décrit par le personnage de Catherine Deneuve. Une vraie tête à claques qu’on a souvent envie de secouer et en même temps touchant dans sa maladresse. Amusant de se rappeler que Pierre Clémenti était alors connu pour ses rôles de mauvais garçons, tentative avorté d’en faire un James Dean à la française (il est mort trop tard pour ça, ce qui le rapproche plutôt de Sal Mineo du coup). Dans ce contre-emploi, il est particulièrement convaincant, surtout que, avouons-le, il ne devait vraiment pas être évident à incarner. Notons que le trio Deneuve-Piccoli-Clémenti s'était déjà rencontré quelques temps avant dans le célèbre Belle de jour de Luis Buñuel. 


Grand succès en son temps, Benjamin ou les mémoires d’un puceau, comme toute la carrière de Michel Deville, est hélas quelque peu tombée dans l’oublie. Peut-être parce que son ton n’est plus tellement en raccord avec celui de notre époque. Trop insouciant sans doute. Et pourtant, nous l’avons vus, cette légèreté n’est qu’apparente: il y a toujours une certaine douleur sous le verni de Deville et Companeez. Alors plutôt que de continuer à se prosterner devant la Sainte Trinité Truffaut-Godard-Chabrol guère moins démodée (si ce n’est plus), redécouvrons Michel Deville qui avait autant de talent (si ce n’est plus) et se prenait nettement moins au sérieux.


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