Tennessee Williams et le cinéma, ce fut une vraie histoire d’amour. On pourrait même considérer que la dramaturge est en partie passée à la postérité grâce aux films à succès qui ont été tirés de ses oeuvres. De même on remarquera que son succès au théâtre s’est étiolé dans les années 60, à l’époque où le cinéma classique hollywoodien bâtait de l’aile. Des nombreuses adaptations de ses pièces, on retiendra évidemment deux films devenus des classiques: Un Tramway nommé Désire et La Chatte sur un toit brûlant. A ces deux réussites, on se doit d’ajouter le moins connu mais tout aussi bon La Nuit de l’Iguane, peut-être même le meilleur des trois. Comme pour les deux autres, c’est un réalisateur de prestige qui se chargera de l’adaptation, en l’occurence John Huston. Egalement scénariste, Huston recherchera l’approbation de Williams qui lui soufflera ou adoubera l’inclusion de nouvelles séquences. Ainsi l’adaptation d’Huston nous permet de voir également les événements ayant précédé ceux de la pièce.
Rappelons que celle-ci tourne autour de Lawrence Shannon, un ancien prêtre défroqué reconverti en guide touristique dans un Mexique encore très sauvage. Celui-ci feint une panne d’autocar près de l’hôtel d’amis à lui afin de s’y réfugier et éviter que Judith Fellowes, responsable d’un groupe d’enseignantes d’un pensionnat de jeunes filles, le dénonce pour avoir couché avec Charlotte, l’une de leurs élèves, alors âgée de seize ans. Fred, le propriétaire de l’hôtel, vient de mourir et sa veuve Maxine (avec qui Shannon semble avoir eu un passé trouble) est seule pour diriger l’affaire. Cette dernière prend sa défense contre la tyrannique Judith Fellowes dont la haine vis-à-vis de Shannon cache en fait une terrible jalousie: Judith étant en réalité attirée par Charlotte qui la méprise. A ce monde bouillonnant de désirs refoulés ou non, viennent s’ajouter deux personnages complètement à leur opposé: la peintre Hannah Jelkes et son grand-père poète Nonno. Tyrannisé par ses hormones et celles des femmes qui l’entourent, Shannon trouve la présence de Hannah, dont la vision de l’amour est placée quasi uniquement sur le plan spirituel et cérébral, réconfortante. Mais cette attirance mutuelle n’est pas du goût de Maxine. Après une nuit éprouvante qui lui permettra d’exorciser ses démons, Shannon laisse partir Judith Fellowes (de plus en plus désemparée par l’attitude et la sexualité grandissante de Charlotte) et son groupe et accepte de rester auprès de Maxine pour diriger l’hôtel. Quant à Hannah, subissant le décès de son grand-père, on ne sait si elle continuera son pèlerinage seule ou si elle restera avec eux.
Le film présente donc le moment où Shannon, encore Révérant, s’est vu condamner par ses ouailles pour avoir couché avec une très jeune femme, avant de sauter directement au voyage en car où il doit à présent supporter ses très pudibondes clientes et les tentatives de séduction de la jeune Charlotte. Si dans la pièce il est ouvertement déclaré que Charlotte et Shannon ont consommé, le film les fait surprendre par Judith Fellowes avant qu’il ne se passe plus que ce que la morale de l’époque le permettait. De même si dans la pièce Charlotte se console de son rejet par Shannon avec les boys de Maxine (dont le récit nous est fait lors d’une scène très drôle), dans le film elle ne fait que danser de manière lascive avec eux et se consolera surtout en se découvrant un amour chaste (et avouons-le un peu artificiel) pour Hank, le chauffeur de bus plus proche de son âge. Nous sommes en effet en 1964 et le terrible Code Hayes est encore en vigueur. Celui-ci est cependant moribond et quatre-cinq ans plus tôt il aurait été impensable que certaines scènes aient pu être acceptées. Ainsi l’homosexualité de Judith Fellowes est fortement suggérée alors que celle - supposée - de Brick était complètement absente de l’adaptation de La Chatte sur un toit brûlant six ans plus tôt. Autre différence est le sort d’Hannah. Dans le film elle reprend sa route, privant Shannon de ce qui aurait pu être sa rédemption en l’obligeant à rester avec Maxine, aussi dépravée que lui. Dans la pièce, comme dit plus haut, il n’est pas clair si Hannah (qui avant de découvrir la mort de Nonno vient d’éprouver le désir de s’arrêter) continuera à errer ou si elle restera avec Shannon et Maxine dans un possible nouveau ménage à trois (remplaçant celui qui semblait avoir lieu avant la pièce entre Maxine, son mari Fred et Shannon).
Pour incarner ces personnages hauts en couleurs, John Huston a tout naturellement fait appel à certains des plus gros monstres sacrés de Hollywood, présentant une distribution en tous points en accord avec les personnalités des personnages. Comment en effet imaginer quelqu’un d’autre dans le rôle de Shannon que Richard Burton ? Le beau James Garner déclarera avoir été abordé, mais il est probable que cette décision soit plus du fait de la MGM que d’un choix du réalisateur. Le côté moins lisse, plus trouble et dépravé que dégageait naturellement Burton convenait nettement mieux au personnage que la classe de l’ancienne vedette de Maverick. Alors au sommet de sa popularité, le comédien gallois nous offre une composition passionnée et viscérale d’un personnage proche de basculer la folie. N’hésitant pas à flirter avec le grotesque lorsque la situation le nécessite, il signe là l’une des meilleures interprétations de sa riche et passionnante carrière. Face à Shannon, il y a tout d’abord Maxine, celle qui pourrait être son égale dans la démesure. C’est Bette Davies qui avait créé le rôle au théâtre avant de le céder à Shelley Winters. Pourtant, ce n’est aucune de ces deux vedettes qui fut appelée par Huston mais bien Ava Gardner. Idée géniale mais qui pouvait surprendre à l’époque. Celle qui avait été appelée « Le plus belle Animal du monde » (un slogan publicitaire qu’elle détestait mais qui exprimait bien sa sensualité animale qui la rendait tellement à part dans le monde hollywoodien) n’avait jusque là incarné que des rôles glamours. Pourtant Maxine était certainement bien plus proche de la véritable Ava Gardner et permit à l’actrice de se lâcher complètement. De plus, ses années d’alcoolismes et d’oiseau de nuit avaient commencé à marquer son visage et la rendait complètement crédible pour le rôle. Ainsi, il s’agit probablement du premier rôle qui la fit prendre au sérieux en tant que comédienne… mais aussi hélas de son dernier grand rôle. L’addition du flétrissement de sa beauté, la fin de l’âge d’or hollywoodien et son désintérêt de cinéma (qui lui fit refuser le rôle de Mrs Robinson dans Le Lauréat) allait conduire à des apparitions de plus en plus espacées et d’intérêt de plus en plus limité. Par la suite, il lui fut proposé de reprendre le rôle au théâtre, mais bien que tentée de retrouver un personnage qu’elle avait beaucoup aimé incarner, la peur de fouler pour la première fois les planches la retint d’accepter.
Face à elle, pour incarner Hannah l’opposée complet de Maxine, Deborah Kerr s’imposait comme une évidence. La comédienne écossaise avait été habituée des rôles de femmes toute en retenue et un peu coincées que ce soit des religieuses (Le Narcisse Noir, Dieu seul le sait), des vierges (Quo Vadis) ou des intellectuelles (Le Roi et Moi). Elle avait pourtant prouvé qu’elle savait également exprimer une sensualité débridée comme dans Les Mines du Roi Salomon et surtout Tant qu’il y aura des hommes. De ce fait elle était autant à sa place dans l’univers moite de Tennessee Williams que dans le rôle de vieille fille cérébrale qu’est Hannah Jelkes. Dans ce monde d’êtres dominés par leur sexualité (Shannon, Maxine, Charlotte et Judith), Hannah apparaît comme un ilot de calme. Tranquillité trompeuse évidement puisque Hannah est, dans un genre différent, assez illuminée également. Deborah Kerr arrive très subtilement à incarner ce personnage d’apparence prude mais dont on devine qu’il cache une passion qui pourrait se réveiller subitement. Comme pour Ava Gardner, et même si elle jouera encore des premiers rôles jusqu’à la fin des années 60, La Nuit de l’Iguane est le dernier rôle digne du talent de cette formidable comédienne qu’était Deborah Kerr. Plus importante que dans la pièce (du moins dans la première partie du film, son rôle se faisant plus anecdotique à partir du moment où on lui invente une romance avec Hank), Charlotte est incarnée par Sue Lyon, tout juste sortie du succès de Lolita, l’adaptation réussie par Stanley Kubrick du roman sulfureux de Nabokov. Agée de dix-sept ans, Lyon semblait promise à une grande carrière en arrivant à rendre séduisante sans pour autant être vulgaire ou dérangeante ce personnage de séductrice adolescente. Difficulté de sortir de l’image de Lolita ou bien de s’adapter au Nouvel Hollywood beaucoup moins fourni en grands rôles féminins que l’ancien, la carrière de Lyon n’alla pas vraiment plus loin à l’exception de deux films: Frontière chinoise, connu essentiellement comme le dernier film de John Ford, et Tony Rome est dangereux, un véhicule pour Frank Sinatra. Pourtant, La Nuit de l’Iguane montrait qu’elle n’était pas l’actrice d’un seul film, même si le rôle de Charlotte n’était pas si éloignée de celui de Lolita.
Mais ces quatre vedettes n’étaient pourtant pas les seules sur le plateau du film installé dans la cambrousse mexicaine, il y avait aussi Elizabeth Taylor. Le couple terrible Burton-Taylor est en effet au plus fort de leur passion née lors du tournage de Cléopâtre et n’ont pas l’intention de se priver l’un de l’autre. Leur présence - alors au plus fort du scandale, n’étant pas encore mariés - renforça l’intérêt du film et fit roder une présence féminine forte supplémentaire autour de Shannon, quoique hors caméra. Voulant détendre tout de suite l’atmosphère qui ne manquerait pas à moment où un autre de s’assombrir avec la présence de quatre stars de premier plan (et une en devenir) dans un tournage difficile dans un trou perdu, John Huston offrit à chacune des vedettes (y compris Elizabeth Taylor) un petit pistolet avec des balles portant les noms des autres. Heureusement, personne n’eut à s’en servir et l’événement fut surtout publicitaire. Citons quand même encore deux autres comédiens, moins connus mais tout aussi formidables et indispensables à l’histoire: Grayson Hall dans le rôle de la tyrannique Judith Fellowes (qui lui valu d’être nommée aux Oscars comme meilleure actrice dans un second rôle) et Cyril Delevanti pour celui de Nonno, le pathétique plus vieux poète du monde (qui fut lui nommé comme meilleur acteur dans un second rôle mais aux Golden Globes).
Comme cela avait été le cas pour d’autres films d’Huston, Africain Queen bien sûr, mais aussi Les Racines du Ciel, le fait de tourner en décors naturels dans le climat chaud et humide de la côte sauvage mexicaine contribua à alourdir et à renforcer les ambiances du film. Le réalisme des sensations offrait donc un parfait contre point avec l’histoire et les personnages plus grands que nature de Tennessee Williams, tout en retranscrivant le côté moite cher au dramaturge.
La Nuit de l’Iguane fut l’un des gros succès de l’année 1964, mais n’eut pas la même postérité qu’un Tramway nommé Désir ou La Chatte sur un toit brûlant. Sans être tout à fait oublié, il n’est pas vraiment parvenu à devenir le classique intemporel qu’il aurait mérité d’être. Peut-être parce qu’il récolta moins de récompenses (un seul Oscars - pour les costumes - et nommé dans aucune des catégories considérées comme majeure, à l’inverses de films d’Elia Kazan et Richard Brooks). Pourtant, comme dit au début, La Nuit de l’Iguane est une des meilleures si pas la meilleure des adaptations de Tennessee Williams au cinéma, et un incontestablement l’un des meilleurs films américains des années 60, prouvant que même si le vieil Hollywood s’effondrait, il n’était pas encore complètement artistiquement mort…
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