The Beatles - Abbey Road (1969)

Ayant décidé de laisser dormir les bandes enregistrées lors de l’éprouvant et douloureux tournage que fut le documentaire Let It Be, les Beatles décident d’enregistrer un nouvel album. Le choix est fait de retourner aux studios d’Abbey Road, véritable maison des Beatles, de retravailler avec leur mentor George Martin et surtout de faire tout pour que l’album soit digne des prédécesseurs. Ils ne le savent pas encore, mais cet album sera le dernier qu’ils enregistreront ensemble. Peut-être le pressentent-ils néanmoins, les liens d’amitiés s’étant distendus et les tensions accrues, et que cela contribuera à rendre les sessions d’enregistrement plus harmonieuses et plus stimulantes musicalement que celles de Let It Be. Il y a en effet beaucoup de nostalgie dans cet album, comme un adieu à leur adolescence. Ringo Starr et John Lennon, les plus âgés des Beatles, approchent en effet des trente ans. Il semble d’ailleurs incroyable que les quatre garçons dans le vent aient accompli toute leur carrière avant un âge où, aujourd’hui, la majorité des artistes la commence véritablement.
C’est à John Lennon que revient l’honneur de commencer cet album avec l’une de ses meilleures compositions, « Come Together ». Titre dominée pourtant par la basse de Paul McCartney et la batterie mélodique de Ringo Starr, puisque les guitares électriques n’explosent que sur le refrain. Titre Rhythm N Blues, mais à la sensibilité mélodique propre aux Beatles, il contient un chant très rythmique de Lennon qui a manifestement très fort travaillé la sonorité de ses paroles en ce sens. Un titre, un de plus, qui montre que oui, les Beatles sont autant un groupe de Rock qu’un groupe de Pop. George Harrison embraye ensuite avec autant de talent avec « Something », magnifique déclaration d’amour à sa femme Pattie, qui l’impose enfin comme un compositeur de premier plan. Comment classer ce titre ? Un ballade Rock ? De la Pop avec prédominance de guitare électrique ? Ou tout simplement de la musique sublime ? Lennon ne s’y trompera pas, insistant pour que le titre paraisse en double face A avec « Come Together », faisant de la chanson du benjamin des Beatles l’un des plus gros tubes du groupe. McCartney suit ensuite pour une chanson qui n’a pas connu autant de succès mais qui est malgré tout de première catégorie. « Maxwell’s Silver Hammer » est un titre de Pop joyeuse et très léchée comme le bassiste en avait déjà proposé sur le double blanc. Il enchaîne avec le très Soul « Oh! Darling » que Lennon aurait tant voulu chanter et qui prouve que Macca pouvait interpréter autre chose que des petits écrins gentillets.

Ringo n’est pas en reste puisque « Octopus’s Garden » est non seulement une de ses meilleures compositions mais en plus un des meilleurs titres de l’album (ce qui n’est pas peu dire). Il faut cependant signaler que le reste du groupe (et particulièrement George Harrison dont on reconnaît la patte) l’a aidé pour la structure musicale. Lennon, décidément très en forme, nous offre un autre chef d’œuvre avec « I Want You You (She’s So Heavy) ». Avec ce titre aux paroles minimalistes, véritable ode à Yoko Ono, et à la structure Blues, nous sommes quasiment en territoire Hard Rock. Lennon est en voix et les guitares bien en avant. Notons le tourbillon sonore final des guitares, moment majestueux qui semble pouvoir durer indéfiniment sans qu’on s’en lasse jusqu’à être coupé brutalement par la fin de la face A. Après un titre très sombre et très Heavy, les Beatles prennent tout naturellement le contre-pied avec un titre acoustique, joyeux et aérien signé par George Harrison et écrit comme une thérapie après toutes les tensions au sein du groupe. Le titre est l’un des morceaux de l’album sur lesquels on peut entendre une des premières utilisations du Moog, l’ancêtre du synthétiseur. « Here Comes The Sun » deviendra, tout comme « Something », l’un des titres les plus connus des Beatles et c’est donc sans surprise qu’Harrison est devenu le premier des quatre à exploser en solo par la suite. « Because », chanté par les voix triplées des trois chanteurs principaux sur ton de clavecin est l’occasion de prouver la totale maîtrise des harmonies vocales des Beatles. Un jeu auquel il est évident qu’ils avaient battu à plate couture leurs rivaux des Beach Boys grâce à plus de richesses et de finesses.

C’est ensuite le moment d’arriver au véritable chef d’œuvre de l’album, le medley. Cette fois, les Beatles poussent encore plus loin l’exercice accompli avec « A Day In The Life ». Il s’agit d’une série de chansons inachevées écrites sur les deux-trois dernières années et arrangées par George Martin et Paul McCartney de manière à être enchainées l’une avec l’autre. Avec cet exercice, nous sommes clairement au niveau des plus grandes œuvres de la musique classique en terme de travail d’harmonie. Difficile de résumer cet ensemble de petits bijoux musicaux. Tour à tour Pop (« You Never Give Me Your Money », « Golden Slubmers, « Carry That Weight »), Rock (« You Never Give Me Your Money » toujours, « Mean Mr Mustard », « Polythene Pam », « She Came In Through The Bathroom Window »), à la limite de l’expérimental et tout simplement inclassables (« Sun King ») avant un final explosif sur « The End » qui permet aux quatre Beatles d’y aller de leur solo (batterie pour Ringo, duel à trois de guitares façon Le Bon, La Brute et le Truand pour les trois autres). L’album s’achève sur « Her Majesty » une petite fantaisie de Paul McCartney à la guitare acoustique à la fois affectueux et irrévérencieux au sujet d’Elisabeth II. Un titre qui ne devait au départ pas se trouver sur l’album, mais qui fut ajouté comme titre caché par un des ingénieurs du son avec la bénédiction de son auteur.

Le départ de John Lennon du groupe, peu après la sortie de l’album, fit de « The End », un titre significatif. Quant à Abbey Road, il devient le testament musical des Beatles. Le groupe aurait-il pu aller aussi loin par la suite ? Pas sûr et il est probable que le groupe se soit séparé juste au bon moment pour ne pas risquer un retour en arrière, même léger, après une telle perfection. Avouons-le, et tant pis si les habituels détracteurs des Beatles haussent les épaules avec un ricanement méprisant, combien de groupes ont-ils un album où chaque titre est un chef d’œuvre, ou chaque titre est une merveille musicale au delà des étiquettes ? A mon sens aucun et c’est pourquoi les Beatles demeurent intemporels, comme Mozart ou Beethoven, comme Duke Ellington ou Miles Davis. Abbey Road, c’est toute l’histoire de la musique Pop et Rock résumée en un album. C’est le début d’une nouvelle religion mais sans les aspects péjoratifs qui s’y rattachent. Dieu a bel et bien existé. Ils étaient quatre, et ils venaient de Liverpool. The End.

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