Hommage à Jerry Lewis: Artistes et Modèles (1955)

 

En 1955, Dean Martin et Jerry Lewis ont déjà six ans de carrière dans le cinéma pour… treize films au compteur. Inutile de dire qu’avec un tel rythme de travail la majorité de ceux-ci sont loin d’être des chefs d’oeuvres. Mais ils rapportent gros au box-office, et pour la Paramount et le producteur Hal Wallis c’est le principal. Cependant, sous l’impulsion de Jerry Lewis, cela va commencer à changer. Pour leur nouveau film, Dean Martin et Jerry Lewis se retrouvent dans le monde des comics. Un sujet rarement traité au cinéma, mais comme les films du duo sont généralement destinés aux enfants et aux adolescents, cela semble comme une évidence. Pour une fois, Hal Wallis a eu une idée intelligente: engager un réalisateur à l’origine dessinateur de cartoons, Frank Tashlin. L’entente et la compréhension avec Jerry Lewis est immédiate et le comique ne tardera pas à considérer le réalisateur comme son mentor. Tashlin a un sens du rythme et du gag qui convient parfaitement au duo et qui leur avait généralement fait défaut jusqu’à présent. Il comprend comment mettre en scène le duo au cinéma et pour la première fois le film évite les longueurs et les lourdeurs présentes à des degrés divers dans les films précédents. 

Le casting est également soigné. Pour incarner les petites amies du duo ce ne sont pas moins que la jolie Dorothy Malone, qui allait bientôt faire sensation dans une série de drames et westerns, et la pétillante Shirley MacLaine, qui n’était pas encore la star qu’elle allait devenir dans les années 60. Bref deux actrices extrêmement prometteuses. Deux autres jolies actrices seront également de la partie pour des rôles plus décoratifs, Anita Ekberg en modèle et Eva Gabor en espionne. Si elle ne tournera jamais plus avec Jerry Lewis (alors qu’elle retrouvera Dean Martin pour plusieurs films), Shirley MacLaine offre le parfait pendant féminin au comique et leur duo fonctionne à merveille. Dean Martin et Dorothy Malone de leur côté offrent le pendant glamour de l’histoire.  Jamais encore les deux hommes n’avaient trouvés de partenaires leur convenant à ce point. Mais le film n’est pas qu’une succession de gags et d’histoires d’amour, il possède plusieurs niveaux de lectures.

Le film, comme toujours avec Dean et Jerry, met en scène deux amis de longue date, Rick, roublard et crâneur, et Eugene, homme enfant. Tous les deux sont des perdants. Rick aimerait être un peintre reconnu, Eugene auteur pour enfant. Mais pour l’instant tous les deux végètent dans une série de petits boulots dont ils se font rapidement renvoyer par la maladresse d’Eugene et son obsession maladive pour les comics. Car Eugene est accro aux comics, et particulièrement à l’héroïne Bat-Lady. Ceux-ci lui donnent des cauchemars particulièrement bruyants qui vont l’amener à découvrir leurs nouvelles voisines du dessus: Abigail, qui se trouve être la dessinatrice de la série Bat-Lady, et Bessie son modèle, ce que Eugene, dans son extrême naïveté, ne comprendra guère. Bessie est une adepte de la métaphysique et se rend compte que tous les signes lui indiquent, à son grand dam au début, que l’homme de sa vie est Eugene. Abigail, elle, est lassée des histoires sanglantes que lui réclame son éditeur et veut se consacrer à une littérature plus innocente, comme les histoires champêtres qu’a inventés Eugene. Mais elle doit aussi faire face à la cour effrénée que lui fait Rick et à laquelle elle finira par succomber. Rick, tout en séduisant Abigail, décide de sauter dans le créneau laissé libre par celle-ci et de proposer sa propre série de comics, Vincent le Vautour, inspiré par les rêves d’Eugene. Tout se complique lorsque la série dévoile par hasard une partie d’une formule secrète. Le duo se trouve pourchassés par des espions, mais heureusement tout finira bien et les deux couples termineront ensemble.

Au delà de l’aspect ludique, le film offre un point de vue intéressant sur l’arrivée de la violence dans la littérature pour la jeunesse et de cette dernière comme argument commercial pour les éditeurs. Pourtant Artistes et Modèles est loin d’être un film moralisateur. Et si le film veut démontrer, non sans raison, que vivre en s’abreuvant uniquement de comics n’est pas le meilleur moyen de s’épanouir, il lance malgré tout des piques à ceux qui se sont fait les pourfendeur de ce type de publications. Qui plus est Tashlin s’amuse à pousser la censure dans ses retranchements en multipliant les sous-entendus et situations coquines jusqu’alors peu présentes dans les film de Martin et Lewis. Le plan de Dorothy Malone sortant de sa douche, tout en ne montrant presque rien, est d’une sensualité qu’on retrouve assez rarement dans la comédie à l’époque (à l’exception peut-être de certains film de Billy Wilder). Il y a également cette succession de scènes où Shirley MacLaine est à deux doigts de violer un Jerry Lewis complètement dépassé par les événements. Ou encore le trouble de Dorothy Malone face aux avances de plus en plus entreprenantes de Dean Martin, avances dont Shirley MacLaine se fera même complice.

La réalisation de Tashlin, directement inspirée du cartoon, est la grande force du film à côté de la performance des acteurs. Le réalisateurs multiplie les trouvailles dont certaines trouveront leur chemin par la suite. Comment en effet, en voyant Dean Martin chanter avec son reflet dans le miroir, ne pas penser à Mary Poppins ? Tout comme il ne serait pas étonnant que les nombreux aller-retour de Jerry Lewis dans la haute cage d’escaliers new-yorkaise n’aient pas inspiré à Neil Simon certaines situations cocasses de Pieds Nus dans le Parc. Les numéros chantés sont également loin de la platitude qu’ils peuvent avoir dans d’autres film. « When You’re Pretend » est un grand moment de rêve et de poésie tout en restant dans le concret, tout comme « Innamorata » qui passe de la chanson sensuelle (mais amenée avec beaucoup d’humour) à une explosion de rires grâce à Jerry Lewis et Shirley MacLaine. Une bonne manière d’apprécier ce film, et surtout le personnage de Jerry Lewis dont les grimaces et exagérations peuvent avoir du mal à passer aujourd’hui, c’est de le voir comme un cartoon en images réelles. La scène chez l’ostéopathe-kinésithérapeute en est le parfait exemple.


Avec ce film, et grâce à Frank Tashlin et à la parfaite cohésion du casting, Dean Martin et Jerry Lewis sont à leur sommet. Hélas Tashlin aura eu tellement de mal à travailler avec le producteur Hal Wallis qu’il refusera de retravailler pour lui (il prendra malgré tout part au dernier film du duo), qui plus est la relation entre Dean Martin et Jerry Lewis est en train d’arriver en fin de parcourt. Le trio n’aura donc plus l’opportunité que de travailler ensemble dans un seul film, Hollywood Or Bust, qui est sans doute le meilleur film du duo… après celui-ci. Tashlin continuera à travailler avec Jerry Lewis et les deux hommes réaliseront quelques bons films ensemble, mais c’est une autre histoire.

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