8ème partie: Sweet Smell Of Success (Le grand chantage, 1957)
Les années 50 sont les années de la prise de pouvoir de
certains acteurs. Jusque-là relégués dans des rôles que leur imposait le studio
qui les employait, de nombreuses stars décident de devenir indépendantes en
créant leurs propres maisons de production. Certains l’ont fait avec succès,
produisant une série de films intelligents et captivants qui nous offre le
meilleur d’Hollywood. A ce titre, deux noms viennent aussitôt à l’esprit :
Kirk Douglas et Burt Lancaster. Ici, c’est du second dont il est question. Il
va fonder la société Hecht-Hill-Lancaster qui produira plusieurs films le
mettant ou non en vedette. Sweet Smells Of Success est le troisième film que produit cette compagnie
(ou du moins le troisième après l’arrivée du troisième co-producteur, James
Hill) et sans doute le meilleur. Adapté d’un roman d’Ernest Lehman (le futur
scénariste de North By Northwest
d’Alfred Hitchcock) s’inspirant de son expérience comme journaliste
indépendant, le film est une critique féroce du monde du journalisme
new-yorkais et du pouvoir démesuré
qu’avaient obtenu certains membres de cette profession.
Le film raconte l’histoire de Sidney Falco, un jeune
agent de presse arriviste qui se retrouve dans un sacré pétrin. Son mentor, le
tout puissant chroniqueur J.J. Hunsecker, refuse de le publier dans sa colonne,
une des plus lues d’Amérique, car il a échoué à accomplir une tâche que
Hunsecker lui avait demandé : séparer sa jeune sœur Susan du guitariste
Steve Dallas. Mais Falco n’a pas l’intention de se laisser abattre et arrive à
obtenir de Hunsecker une seconde chance. Il fait courir la rumeur que Steve
Dallas est communiste et drogué avec comme effet immédiat que le jeune groupe
de jazz que dirige Dallas est viré des clubs de New York. Il convainc ensuite Hunsecker d’user de
son influence pour refaire travailler Dallas. De cette manière, Hunsecker sera
bien vu par Susan tandis que Dallas sera trop fier pour accepter de devoir son
salut à un homme qu’il déteste. De fait, le plan de Falco se passe comme prévu
et Dallas, tout en refusant l’aide de Hunsecker, en profite pour lui dire ce
qu’il pense de lui. L’effet est immédiat, Susan comprend qu’elle doit rompre
avec Dallas si elle veut le protéger de son frère.
Mais l’ego de Hunsecker en a pris un coup et il veut à
présent détruire Dallas. Contre l’avis de Falco qui tente de lui expliquer que
cela aurait pour conséquence d’éloigner Susan de lui, Hunsecker monte un plan
pour faire arrêter Dallas pour possession de drogue. Et si Falco refuse d’abord
de mettre la drogue dans le manteau de Dallas, la tentation de pouvoir rédiger
la rubrique de Hunsecker pendant les longues vacances que ce dernier a
l’intention de prendre finit par le convaincre. Dallas est arrêté et battu par la
police. Mais Susan n’est pas dupe et décide de se venger de son frère et de
Falco. Elle fait croire à Falco qu’Hunsecker demande à le voir, mais lorsqu’il
arrive, il trouve seulement Susan, en tenue légère, lui annonçant qu’elle va se
suicider. Falco l’en empêche mais alors qu’ils sont occupés à se débattre,
Hunsecker arrive et, croyant qu’il essayait de violer sa sœur, le met à la
porte de chez lui avant de lancer la police à ses trousses. Falco a cependant
le temps d’avouer à Susan que tout était bien une machination de son frère.
Susan décide de partir définitivement rejoindre Dallas, laissant Hunsecker plus
seul que jamais.
Véritable échec commercial à l’époque de sa sortie, Sweet
Smell Of Success a sans doute pâti de
n’avoir aucun personnage positif auquel le public aurait pu se
rattacher. Sidney Falco est un jeune opportuniste dont les derniers
scrupules sont balayés par les promesses de réussite. Hunsecker est assoiffé de
pouvoir et n’a plus aucune humanité. Même sa relation avec sa sœur est malsaine,
plus concerné qu’il est de ne pas la perdre que de son bonheur. Même Steve
Dallas n’est particulièrement sympathique et préoccupé par son ego. Finalement
les personnages positifs sont les personnages féminins. Il y a tout d’abord
Sally, la secrétaire de Falco, effacée et probablement amoureuse sans espoir de
son jeune employeur dont elle a vu, le cœur brisé, la transformation morale.
Chaque action qu’elle fait pour l’aider semble être une blessure pour elle car
elle sait que cela ne fera que transformer encore plus l’homme qu’elle a aimé
en un futur J.J. Hunsecker. Il y a aussi Rita, la vendeuse de cigarette,
obligée de mettre sa vertu et son amour-propre de côté pour assurer une belle
éducation à son jeune fils. Et si elle semble se reposer sur Falco, elle va
très vite découvrir qu’elle ne représente pour lui qu’un moyen d’arriver à ses
fins. Enfin, il y a Susan, le seul éclat de lumière dans ce film très
pessimiste. Jusqu’à la fin, lorsque la réalité deviendra trop évidente pour
qu’elle puisse fermer les yeux plus longtemps, elle refusera de considérer son
frère comme un monstre. Et même alors elle déclarera qu’elle le plaint plus
qu’elle ne le hait, tout comme elle ne voit que le meilleur de Sidney Falco et
Steve Dallas.
Décrypter toute la profondeur des personnages prendrait
du temps car que ce soit les personnages principaux ou les seconds rôles,
chacun a une profondeur comme on en voit trop rarement au cinéma. Cette
réussite a un nom et elle s’appelle Clifford Odets. Scénariste et auteur
dramatique rattaché au Group Theater et dont les travaux mériteraient plus de
considération en Europe, Odets a repris tout le scénario écrit par Lehman et, à
l’histoire de base déjà brillante s’est acharné à complexifier et intensifier
la psychologie et les relations que les personnages ont entre eux. L’un des
exemples les plus flagrants est la relation entre Hunsecker et Susan. Pour
Susan, son frère, plus âgé, représente une sorte d’autorité paternelle et il
est évident qu’il a eu à charge de s’occuper d’elle lorsqu’elle était encore
très jeune. Pour Hunsecker, le lien qu’il a avec elle représente sa dernière
attache à une certaine humanité. Aussi, ce n’est pas tant parce qu’il
n’apprécie pas Steve Dallas qu’il refuse que celui-ci épouse sa sœur, il lui
reconnaît même des qualités qui en ferait un meilleur parti que d’autres, mais
parce qu’il refuse de la laisser partir. Il lui est difficile de voir que sa
petite sœur est devenue une femme et qu’il n’est plus le seul homme de sa vie.
Lui qui aime tant dominer refuse de voir l’être qui lui est le plus cher sur le
point d’échapper à son pouvoir. Et bien sûr, à l’instar de Tony Camonte et sa
sœur Francesca dans le Scareface de
Howard Hawks, il n’est pas interdit de voir également un sentiment d’amour
incestueux refoulé de Hunsecker pour Susan.
Hecht-Hill-Lancaster ont eu pour intérêt de réunir la
meilleure équipe possible pour faire un grand film, nous l’avons déjà vu en la
personne des deux auteurs de premier plan que sont Ernest Lehman et surtout
Clifford Odets, mais cela est aussi valable pour le reste de l’équipe. La
direction de la photographie est ainsi donnée à James Howe Wong, peut-être le
caméraman à avoir le plus sublimé le noir et blanc au cinéma. Et son travail de
l’image n’est pas étranger à la force pesante (et pourtant toujours stylisée)
du film. La présence et la noirceur de Sidney Falco et J.J. Hunsecker, déjà
très présentes, n’en sont que renforcées. Il est assez hallucinant que son
travail sur ce film n’ait même pas été nommé aux Oscars. Mais ce fut le destin
de ce film d’être snobé par l’Academy à l’époque, alors qu’aujourd’hui il
serait dans les favoris dans la course aux statuettes.
La réalisation est, elle, confiée à l’Anglais Alexander
Mackendrick, réalisateur qui n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Arrivé à
Hollywood auréolé de la gloire qu’il avait eu pour ses comédies qu’il avait
réalisé en Angleterre pour les studios Ealing, avec Alec Guiness en vedette (The
Man In The White Suit et The
Ladykillers), l’échec de ce premier film
américain fut fatal à sa carrière américaine. Il ne tournera plus que trois
films après celui-ci, se dédiant à l’enseignement. Enfin, la musique est
réalisée par Elmer Bernstein (à ne pas confondre avec Leonard Bernstein, autre
grand compositeur de l’époque) dans ses plus belles heures de musique jazz et
loin des partitions plus grandiloquentes qu’il écrira pour certaines grandes
productions.
Mais bien sûr, on ne pourrait pas parler du film sans
parler du duo d’acteur qui en fit la tête d’affiche. En vue des producteurs, il
semblerait évident d’y retrouver Burt Lancaster, et pourtant il n’était pas le
choix initial. On parla d’Orson Welles dont la présence inquiétante et
charismatique aurait certainement bien convenu au personnage tandis que
Mackendrick aurait voulu Hume Cronyn, choix sans doute plus curieux mais qui
ressemblait fortement au journaliste ayant servi de modèle à Lehman pour le
personnage de J.J. Hunsecker. United Artists, qui allait distribuer le film,
insista pour avoir Burt Lancaster, alors une vraie vedette au box-office. Trop
heureux de pouvoir incarner un personnage aussi exigent et qui lui permettait
de commencer à se frotter à des personnages plus sombres et matures (un choix
qu’il continuera à faire dans les années à venir), Lancaster ne se fit pas prier.
Son charisme de félin et sa présence incroyable de fauve que l’on sent à chaque
fois sur le point de bondir malgré la froideur et le calme que gardera le
personnage dans presque tout le film font merveilles. Lancaster est tout à fait
crédible dans ce film en brute intellectuelle et démontre une nouvelle facette
de son talent.
Face à lui, c’est Tony Curtis que l’on retrouve en jeune
arriviste. Curtis qui avait déjà formé un duo avec Lancaster dans Trapeze, le premier film de Hecht-Hill-Lancaster, qui avait
été un succès. Il était donc naturel pour les producteurs de faire à nouveau
appel à lui. Curtis, qui ne rêvait que de prouver ses talents d’acteurs et de
s’éloigner des navets que lui faisait tourner Universal (mais qui s’avéraient
très rentables, en ayant fait une véritable idole des jeunes) sauta à pieds
joints dans une telle opportunité et son plaisir de jouer un personnage aussi
riche que Sidney Falco est palpable à l’écran. Et ici, il faut s’arrêter sur
une des plus grandes injustices du cinéma : Tony Curtis. Curtis est
probablement l’un des acteurs les plus talentueux et les plus versatiles de sa
génération et n’a jamais été reconnu comme tel. Et pourtant, il traîne derrière
lui un fameux palmarès. Les comédies bien sûr, comme Some Like It Hot (mais où même là il est un peu dans l’ombre de
l’extravagant Jack Lemmon et de l’éblouissante Marilyn Monroe), les films
épiques comme The Vikings ou Spartacus, les drames avec Sweet Smell Of Success, The Defiant Ones ou encore The Boston Strangler. De quoi rendre jaloux bon nombre de comédiens. Et
il fut brillant dans chacun d’eux.
Hélas pour lui, il traîne également derrière une série de
casseroles. Des comédies et des films d’aventures sans prétention (ainsi qu’une
série de navets – le choix de quels films appartiennent à quelle catégorie
dépendra des goûts de chacun) qui ont à l’époque, et même encore aujourd’hui,
laissé à penser que Curtis n’était pas un acteur sérieux, mais une idole des
jeunes. Un beau gosse de plus. Il est vrai que c’est sur cet aspect-là que
Universal l’avait capitalisé, comme Rock Hudson et Robert Wagner à la même
époque, mais Curtis avait une vraie formation d’acteur et un talent qui
surpassait de loin celui des deux autres. On peut comprendre la frustration qui
était la sienne. Surtout que Curtis a eu la malchance d’apparaître au même
moment que les premiers acteurs issus de l’Actor’s Studio. Il était donc tout
naturel d’acclamer des écorchés vifs comme Brando et Dean et de snober Curtis,
qui ne semblait être arrivé au succès qu’avec sa belle gueule. Et pourtant, si
Brando se révèlera mauvais dans la comédie, Curtis fut aussi brillant dans ce
genre qui fit son succès que dans le drame, comme le prouve le présent film,
avec en plus un jeu plus sobre et moins maniéré. Curtis meilleur acteur que
Brando ? Et pourquoi pas finalement !
Evidemment, au regard de l’image que leurs fans avaient
d’eux à l’époque, il était inévitable que les fans de Curtis et Lancaster
soient désarçonnés de voir leurs vedettes dans des rôles aussi détestables. A l’époque,
le public n’appréciait pas de voir les acteurs sortir du type de personnages
dans lesquels ont les avait aimés. Il faudra attendre une dizaine d’année avant
que ce soit accepté (et qu’au contraire on commence à reprocher aux acteurs de
se répéter). L’échec du film était donc inévitable et cela est bien regrettable
tant il est parfait sur de nombreux point. Signalons quand même que ce film,
tout en étant très noir et pessimiste n’est à aucun moment déprimant. Un
exploit rare et que bon nombre de réalisateurs actuels feraient bien d’essayer
d’imiter.
Avec les années, le film a
cependant été réévalué et a depuis même été considéré comme un film phare de
l’époque par les critiques. Son influence peut même se sentir dans The Ides
Of March de
George Clooney. Comment ne pas voir dans le duo du jeune directeur de campagne
incarné par Ryan Gosling et le gouverneur incarné par Clooney un reflet du
couple Curtis-Lancaster. Dans son approche du politicien Mike Morris, Clooney
n’est d’ailleurs pas très loin de celle de Lancaster pour J.J. Hunsecker.
Alors, si même Clooney dit « What Else ? » à Sweet Smell Of
Success, pourquoi pas
vous ?
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