LES CLASSIQUES OUBLIES: 7ème partie - Heaven Knows, Mr Allison (Dieu seul le sait, 1957)


7ème partie: Heaven Knows, Mr Allison (Dieu seul le sait, 1957)


Heaven Knows, Mr Allison est un film souvent chéri des cinéphiles, ou du moins des admirateurs de John Huston et de Robert Mitchum. Il est en effet à parier qu’il s’agit d’un des meilleurs films de leur filmographie respective. Pourtant, le film n’a jamais vraiment réussi à avoir le statut qu’il lui revenait : celui d’un des mélodrames les plus réussis de l’âge d’or d’Hollywood. La raison principale est probablement son sujet qui choqua à l’époque et qui empêcha le film de devenir un succès. Aujourd’hui, si elle ne choquerait sans doute plus beaucoup de monde, l’histoire pourrait paraître un peu rebutante, voire ennuyeuse, d’un premier abord auprès de certains.

Pendant la guerre 40-45, en plein Pacifique, un marine s’échoue avec un canot sur une île abandonnée. La seule habitante restante est une jeune nonne, sœur Angela. Alors que tout aurait pu les séparer, le courant passe plutôt bien entre les deux et une relation de confiance et de complicité s’installe rapidement. Angela est volontaire et courageuse tandis qu’Allison, le marine, est protecteur et ingénieux. Tous deux font le projet de rejoindre les Fidjis à l’aide du canot qu’ils transformeraient en petit voilier. Angela prépare une voile et Allison un gouvernail. Hélas, un bombardement japonais met un terme à ce projet. Le canot est réduit en cendres. Pour comble de malchance, les Japonais débarquent sur l’île. Nos deux héros se réfugient dans une grotte, mais Angela a du mal à s’habituer au régime de poissons crus que lui propose Allison. Aussi, ce dernier va au péril de sa vie chaparder des provisions dans le camp des Japonais.


Lorsque plus tard, les Japonais quittent l’île suite à une bataille navale quelques kilomètres plus loin, Allison et Angela espèrent que leur situation de naufragés sera de courte durée. Allison, qui a appris qu’Angela n’a pas encore prononcé ses vœux définitifs, lui propose alors de quitter les ordres et de l’épouser. Si la religieuse est touchée par cette confession, elle déclinera poliment. Mais lorsque plus tard, ayant compris que leurs alliés ne viendront probablement pas, un Allison saoul fait comprendre à Angela qu’ils sont condamnés à céder tôt ou tard à la tentation, celle-ci refuse de reconnaître la vérité et fuit dans la jungle sous une pluie battante. Lorsqu’Allison la retrouve le lendemain, elle est fiévreuse et délirante et les Japonais sont revenus. Sa nouvelle percée dans le camp nippon sera malheureusement moins réussie, s’il réussit à voler les couvertures nécessaires, il est découvert par un soldat qu’il est obligé de tuer. La fièvre d’Angela, débarrassée de ses vêtements mouillés, finit par tomber et elle avoue à Allison que celui-ci avait raison et que peut-être que son destin est de rester sur cette île avec lui. Ils n’ont cependant pas vraiment le temps d’y penser puisque les Japonais,, qui ont compris qu’il y avait d’autres personnes sur l’île, les cherchent activement. Mais alors qu’ils sont sur le point d’être découverts, l’île est une nouvelle fois bombardée, cette fois par les Américains. Afin de faciliter le débarquement de ses compatriotes, Allison va saboter les canons japonais. Avant l’arrivée des Américains, Allison et Angela se font leurs adieux, jurant qu’ils ne s’oublieront jamais, même s’ils ne devaient plus jamais se revoir.

Avec un sujet pareil, certains réalisateurs européens (dont nous tairons le nom) auraient réalisé un film long et austère sur la solitude et la frustration. D’autres réalisateurs se seraient au contraire donné à cœur joie de montrer la religieuse faillir à son devoir et le couple insolite consommer son union. La grande force du film d’Huston, c’est qu’il ne tombe dans le piège ni de l’un ni de l’autre : le sujet du film est suffisamment fort sans qu’il y en ait besoin d’en rajouter. Et alors que certains auraient exploité au maximum la fibre mélo d’un amour impossible, le film d’Huston est étonnamment gai. Durant presque tout le film, Angela et Allison gardent leur optimisme. Ils sont unis devant l’adversité et arrive à tirer parti de ce qui s’offre à eux.

En opposant deux personnages que tout sépare, de leurs origines sociales à leur mode de vie, Huston choisit cependant de les faire s’accepter l’un l’autre. Allison, le rustre et manuel dont l’argot aurait pu choquer Angela, suscite directement la sympathie de cette dernière, tandis qu’Allison qui aurait pû trouver l’intellectuelle Angela coincée dans ses dogmes éprouvera du respect pour elle. Il est vrai que John Huston avait déjà réalisé un film opposant deux personnages bien différents l’un l’autre dans African Queen
. Ici, il choisit au contraire de montrer ce qui les rapproche. Outre l’épreuve qu’ils passent, Angela et Allison se rendent compte que leur expérience passée et leur formation ont beaucoup en commun. Mieux, eux qui semble avoir été toute leur vie durant des solitaires (Allison n’a pas de famille et Angela ne fera jamais mention de la sienne) vont pour la première fois faire la connaissance de ce qu’est une véritable amitié. Et finalement, si leurs principes et leur éducation n’est pas la même, les deux personnages ont un caractère très semblable, ils sont intrépides, débrouillards et amoureux de la vie, ce qui rend leur amitié et complicité si immédiate. Et finalement, c’est là la grande différence avec African Queen. Dans African Queen, les personnages ont (du moins au début) des caractères entièrement opposés là où, dans Heaven Knows Mr Allison, les personnages n’auraient jamais dû se rencontrer en vue de leur fonction mais sont semblables au fond de leur être.

A cause de la censure de l’époque, qui aurait certainement interdit un film où une religieuse s’offre un soldat, il est difficile de savoir si Huston aurait fait glisser le film dans ce sens sans cette contrainte. Il est cependant permis de supposer que ce n’était pas le cas et que c’était plus la complicité et la tendresse qu’il pouvait y avoir entre un soldat et une nonne qui intéressait Huston. Huston n’est pas un auteur de mélodrame comme pouvait l’être Douglas Sirk ou un réalisateur sulfureux comme Billy Wilder. Personnage haut en couleurs, Huston est sur plusieurs points l’héritier d’un Howard Hawks (ce n’est d’ailleurs pas pour rien si comme lui il dirigea le couple Bogart et Bacall). Un cinéma souvent viril, mais où la femme n’est pas pour autant mise de côté. Une femme qui se révèle souvent aussi forte que son équivalent masculin et finit par gagner son respect. Les exemples sont nombreux chez Huston : Katharine Hepburn dans African Queen
, Marilyn Monroe dans The Misfits, Ava Gardner et Deborah Kerr dans Night Of The Iguana et bien sûr, toujours Deborah Kerr dans le présent film. Cinéaste tout autant acclamé que critiqué, il est vrai qu’il a connu aussi bien de très grandes réussites que des échecs fameux. Et si certains films sont effectivement des navets, le nombre de classiques qu’il nous a laissé force le respect. Et quel autre réalisateur de sa génération a-t-il réussi à sortir un film du calibre de Prizzi’s Honor au beau milieu des années 80 ? Certainement pas Billy Wilder qui enchaînait les navets depuis 20 ans !

Le film reposant exclusivement sur les deux personnages, le choix des acteurs était primordial. Deux acteurs pouvant être à la fois suffisamment crédibles pour incarner des rôles aussi typés qu’un marine et une religieuse et suffisamment sensibles pour apporter richesses et émotions à leurs personnes sans tomber dans les clichés. En ce sens, le choix de Deborah Kerr et Robert Mitchum était parfaitement judicieux. Parmi les stars de l’époque, on en trouve peu dont le choix aurait été aussi évident. Deborah Kerr était devenue célèbre en incarnant une religieuse dans Black Narcissus de Michael Powell, tandis que Robert Mitchum n’en était pas à son premier rôle de soldat. Certes, Mitchum n’était pas le seul acteur américain à incarner des soldats à l’époque, et il aurait été tout à fait envisageable de voir Burt Lancaster ou William Holden incarner Allison à ceci près qu’ils avaient une image de séducteur (souvent cynique pour Holden) qui ne convenait pas au côté gros nounours du personnage, car à aucun moment Allison n’essaye de séduire Angela, même malgré lui.

Deborah Kerr, durant les années 50, est une star de premier plan à Hollywood. Habituée à des rôles de femmes respectables (voir même un peu coincées), elle avait prouvé qu’elle pouvait être également une femme à la sensualité exacerbée dans From Here To Eternity. Son apparence de fille sage convient donc parfaitement au rôle auquel elle ajoute une joie de vivre et une malice qui font le charme du personnage. Kerr choisi, comme souvent, la carte de la simplicité et du naturel à une époque où beaucoup d’actrices surjouaient de leurs charmes. A aucun moment la création de son personnage ne touche à la performance, ce qui rend Angela d’autant plus crédible. Et, alors que le personnage d’une religieuse aurait pu paraître ennuyeux et pétri dans son carcan de règles et de dogmes, Kerr choisit de nous montrer sa vivacité, sa soif d’apprendre et d’être utile et même son désir d’aventure. Bien sûr, elle est très soucieuse de ce qu’exige sa fonction, mais ça n’empêche pas pour autant son sens de l’humour et son courage.

Face à Deborah Kerr, comédienne intellectuelle, le choix de Robert Mitchum, acteur animal, exacerbe encore plus la différence initiale qu’il y a entre les deux d’un premier abord. Considéré comme le mauvais garçon d’Hollywood, on aurait pu croire que le personnage d’Allison éprouverait pour Angela un certain mépris de sa servitude face à la religion. Au contraire, tout comme Angela ne se montrera jamais hautaine face au manque d’éducation d’Allison, celui-ci sera immédiatement respectueux de la religieuse. Acteur disposant d’un physique impressionnant et d’un charisme animal, Mitchum su prouver à maintes reprises qu’il valait plus que cela, acceptant souvent des rôles de contre-emploi. Ici aussi, si Allison est une machine de guerre, Mitchum montre les failles, l’émotion de ce personnage qui n’a sans doute jamais aimé et qui ne sait pas trop comment réagir face à cela. Deux excellents exemples de la sensibilité et du jeu de Mitchum sont la scène où il essaie de déclarer sa flamme à Angela avec une maladresse et une pudeur très attendrissante, et celle où il s’excuse de s’être laissé emporter et où il essaie de convaincre aussi bien Angela que lui-même que le mariage ne lui conviendrait pas. Là aussi, nulle performance de la part de Mitchum, mais tout depuis son corps jusqu’à son souffle et à sa voix nous indique les émotions du personnage. Mitchum fait partie de ces acteurs qui n’ont jamais été bien considérés de l’Académie des Oscars qui ne voyait sans doute que son physique (un syndrome que Tony Curtis connu aussi mais pour d’autres raisons). Pourtant, en y regardant bien, il était sans doute un des acteurs les plus subtiles de sa génération. Et un acteur également très polyvalent qui fut aussi à l’aise dans les rôles de méchants terrifiants (Cape Fear), de comique (El Dorado), de héros (River Of No Return) ou de victime (Angel Face).


Sujet brûlant à une époque où l’Amérique était encore très bigote, la production du film fut surveillée de très près. Pour s’amuser aux dépens des membres du comité de censure venus inspecter le plateau, Mitchum et Kerr improvisèrent une scène d’amour torride qui ne fut évidemment pas ajoutée au film. Malgré cela, le sujet d’un marine et une religieuse coincés ensemble sur une île, ainsi que les comparaisons entre l’armée et la religion rendit probablement frileux les spectateurs de l’époque. Depuis le film a été réévalué, mais reste encore mal connu en dehors du cercle des cinéphiles. Il serait pourtant dommage de se priver d’un si grand moment de cinéma.

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