Hommage à Stanley Donen et Albert Finney: Voyage à deux (1967)


Le succès de ses deux derniers films (Charade et Arabesque), deux comédies policières fortement inspirées par Hitchcock, va permettre à Stanley Donen de se lancer dans son film le plus personnel. Ce sera Voyage à deux, Two For The Road en anglais. Donen a été un maître de la comédie romantique, parfois musicale (Funny Face), parfois pas (Indiscreet), et a bien l’intention d’amener le genre vers la modernité. Le cinéma italien, britannique et français ont en effet révolutionné la manière d’envisager les films, des formes nouvelles qui sont en train d’arriver à Hollywood. D’ailleurs Two For The Road peut être envisagé comme un film européen. Donen vit en effet à Londres depuis le début de la décennie, la grande majorité de son casting est européen et le film se déroule quasi exclusivement en France. La différence de mentalité entre Europe et Amérique est d’ailleurs évoquée dans le film mais nous y reviendrons. Le sujet, sous forme de road movie (genre alors pas si fréquent au cinéma mais qui n’allait pas tarder à le devenir), montre l’évolution d’une relation amoureuse. Une vision quelque peu désabusée (le cinéaste en est d’ailleurs à son troisième mariage à l’époque) et pourtant pas dénué d’espoir.

La particularité du film est sa temporalité non conventionnelle. Joanna et Mark font depuis douze ans le voyage entre l’Angleterre et la Côte d’Azur. C’est en faisant ce voyage qu’ils se sont rencontrés et c’est depuis devenu un circuit traditionnel. Lorsque nous faisons connaissance avec le couple, il est clair que le mariage bat de l’ail. Joanna et Mark semblent devenus des étrangers qui n’ont plus rien en commun, plus rien à se dire, plus de sentiments. Le film va nous montrer comment ils en sont arrivés là mais aussi que cette aliénation n’est peut-être pas aussi profonde qu’on pourrait le penser. Depuis le premier voyage, celui de leur jeunesse et de leur rencontre, jusqu’à leur « dernier », celui de l’âge mur qui semble précéder une séparation, nous allons voir quatre autres voyages du couple. Ceux-ci n’auront pas tous la même importance ; le voyage que Mark effectue pour la première fois seul ne prend pas beaucoup de place dans la durée du film, mais son importance dans l’histoire du couple n’est pas anodine. Ce sont donc six trames dramatiques qui s’entremêlent avec une fluidité bluffante. Ainsi, un événement anodin d’un voyage rappelle ou amorce celui d’un autre. Nous sautons sans cesse d’une époque à l’autre, avec pour repères temporaires les coiffures d’Audrey Hepburn et les moyens de locomotions utilisés par le couple. Chaque voyage, pris séparément, n’aurait qu’un intérêt limité. C’est lorsque nous formons le puzzle de l’histoire petit à petit que nous comprenons ce qui est arrivé au couple. Mais là encore, le film offre plus des pistes que des réponses fermes. Qu’est-ce qui a amené la distance entre Mark et Joanna ? Est-ce lorsque les affaires de Mark ont pris tellement d’importance que leurs vacances sont devenus des voyages d’affaire ? Est-ce la maternité de Joanna qui l’a éloignée de Mark ? On se rend compte alors que chacun des deux à sa version des choses et que finalement, le vrai problème du couple, c’est de n’avoir jamais vraiment mis les choses à plat et de considérer - à tort - que l’autre veut la fin du mariage. Or, même si des coups de canifs ont été faits (Mark a cédé à la tentation en voyageant seul, Joanna a cédé lorsqu’un autre homme lui a témoigné un intérêt que son mari semblait ne plus lui manifester), Mark et Joanna croient encore en ce mariage, sans oser l’avouer à l’autre. Aucun d’eux n’a envie que cela s’arrête.

Car le puzzle ne nous montre pas que les dissensions entre le couple, il nous montre aussi tout ce qui les a rapproché. Il y a bien sûr cette récurrence de la perte du passeport de Mark, retrouvé à chaque fois par Joanna. C’est même ainsi qu’ils s’étaient rencontrés. Mais il y a aussi les petites galères qu’ils ont rencontré au cours de route, comme ce voyage de jeunes mariés lorsque la carrière de Mark peine encore à démarrer, ou ce périple rocambolesque avec des amis américains de Mark, et bien sûr ce premier voyage, celui de l’insouciance et de la découverte. Ainsi, le couple nous montre à la fois sa complicité, ses disputes, ses désillusions, ses déceptions. Et que finalement, en dépit de ce que nous aurions pu penser au début du film, le couple repose sur des bases solides et les sentiments réciproques, bien qu’enfouis, sont toujours là.

Mais Two For The Road permet également d’autres réflexions que sur ce qu’est la vie à deux. Il y a d’abord comment le hasard définit des événements qui vont prendre une grande importance dans une vie. En l’occurence, ici, une histoire d’amour. L’union de Mark et Joanna ne semblait pas d’avance comme une évidence. Oui, Joanna avait craqué pour le beau et bourru Mark, mais c’était le cas de toutes ses amies de la chorale (ce qui causera un accident pour le moins cocasse). Mark lui avait plutôt flashé sur une autre membre de la chorale, la voluptueuse Jacqueline Bisset alors à ses débuts. Mais la varicelle est passée par là et, seule à l’avoir déjà eu, Joanna se retrouve la seule à continuer le voyage avec Mark, ce qui va permettre à celui-ci de mieux la connaître et donc de finir par tomber amoureux. Une varicelle, c’est donc ce qui a permis le début de la relation de Mark et Joanna. Une cause incongrue et pourtant, chacun possède dans son histoire propre des petits événements anodins, stupides sans quoi sa vie aurait été très différente. Autre réflexion, c’est le portrait au vitriol fait de la famille bourgeoise américaine de l’époque. Il s’agit en fait de la famille d’un ancien flirt de Mark (Eleanor Bron). Son mari (William Daniels, qui jouerait la même année le père de Dustin Hoffman dans The Graduate) est la caricature de tous les défauts ou presque du bourgeois américain. Complexe du supériorité (et se permettant donc de jouer les pédagogues auprès de ce couple européen retardé), traitant de communiste toute personne pouvant le déranger, ne jurant que par la psychanalyse (auquel il pense, à tort, avoir tout compris),  maniaque de la désinfection et du contrôle total des événements. Ce couple coincé dans leurs certitudes de ce qu’il faut faire pour réussir sa vie est étouffant, donnant plein pouvoirs à leur fille sous couvert d’épanouissement. De manière tristement amusante, cette politique de l’enfant roi a depuis contaminé l’Europe. Cette vision du couple américain bourgeois auto-proclamé moderne semble toujours d’actualité aujourd’hui. Même si le politiquement correct à outrance a sans doute remplacé la mentalité psychanalytique.



Stanley Donen avait déjà travaillé deux fois avec Audrey Hepburn, dans Funny Face et dans Charade. Deux des plus grands succès et du réalisateur. Il semblait donc naturel qu’une nouvelle collaboration voit le jour. L’actrice (dont on rappellera qu’elle était née en Belgique d’un père anglais et une mère hollandaise) fournit là une de ses meilleures prestations, passant de la jeune fille pétillante qu’elle avait incarné dans les années 50 jusqu’à la femme sophistiquée des années 60 avec choucroute et robe Paco Rabanne. Dans ce film qui tranche avec les codes hollywoodiens auxquels elle avait l’habitude, elle semble parfaitement à sa place. En face d’elle, elle trouve Albert Finney, alors une des coqueluches de la nouvelle vague britannique (dont il convient de rappeler qu’elle fut bien plus intéressante que la française). Lui aussi est parfaitement à sa place, mais c’est normal, il est habitué à ces codes de nouveau cinéma, lui qui a triomphé dans Tom Jones. Sa composition de macho cachant ses faiblesses derrière une image virile est une réussite. Entre l’icône de l’âge d’or hollywoodien et l’égérie de la nouvelle vague britannique, l’osmose est totale. On parlera même d’une discrète relation amoureuse entre les comédiens hors plateau, ce qui est loin d’être impossible. Le mariage d’Audrey Hepburn avec Mel Ferrer était sur le point de s’achever et les scènes d’amour semblent plus vrai que nature. Il faut dire aussi que Two For The Road a l’avantage d’être affranchi du terrible code de censure qui avait régné plus de trente ans sur le cinéma américain. Stanley Donen a cependant l’intelligence d’éviter d’être trop démonstratif dans son évocation de la sexualité, mais permet en même temps que celle-ci se libère. Il a trouvé le juste équilibre, ce que n’arrivera pas à faire l’un de ses modèles, Billy Wilder.

Le film étant tourné en France, on retrouve sans surprise des visages familiers du cinéma français de l’époque. Que ce soit le vétéran Claude Dauphin en promoteur qui, tout en ayant changé la fortune de la famille Wallace, a transformé leurs vacances dans le sud en voyages d’affaires ; Nadia Gray, Georges Descrières et même Paul Mercey, spécialiste des petits rôles dans tant de comédies françaises d’alors.

Two For The Road fut hélas un échec. Le public fut sans doute désarçonné par le mode narratif qui, malgré l’excellence du scénario et du montage, peut être difficile à suivre pour un spectateur peu attentif ou paresseux. Il eut peut-être du mal à accepter Audrey Hepburn dans un rôle moins lisse du fait de l’absence de la censure. Depuis pourtant, le film a été réévalué, révéré par des générations de cinéaste. Comment d’ailleurs ne pas voir dans Cloud Atlas des Wachowski et Tom Tykwer l’influence du système narratif mis en place ici par Donen. Il reste cependant mal connu dans la filmographie d’Audrey Hepburn. Après cette année 1967, l’actrice allait par ailleurs considérablement ralentir sa carrière cinématographique, ne jouant plus que dans cinq films en vingt ans. Albert Finney dut lui attendre 1974 et le succès du Crime de l’Orient-Express pour arriver à s’imposer dans le cinéma américain. Quant à Stanley Donen, il eut une fin de carrière en demi-teinte, même si certains de ses derniers films (The Staircase, Saturn 3, Blame It On Rio) sont loin d’être aussi catastrophiques qu’on l’a souvent dit.


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