LES CLASSIQUES OUBLIES: 3ème partie - Johnny Eager (Johnny Roi des Gangsters, 1941)


3ème partie: Johnny Eager (Johnny Roi des Gangsters, 1941)


Le film de gangsters a connu son apogée dans les années 30. A l’époque où le grand banditisme connaît ses heures de gloires aux Etats-Unis, James Cagney et Edward G. Robinson triomphent sur les écrans dans des films qui relatent cette triste actualité. Obligés d’être censurés par les plus hautes autorités qui ne voient pas d’un très bon œil ce qu’ils estiment être une glorification d’actes répréhensibles, les films de gangsters se font plus rares et adoucissent leurs propos. Ce sont les hauts faits de la police qui seront racontés à présent et le genre fera bientôt place au film noir. Cependant, le personnage du gangster réapparaîtra de temps à autre durant l’âge d’or hollywoodien, on pense bien sûr à White Heat de Raoul Walsh où James Cagney reprenait le type de rôle qui avait sa gloire en gangster halluciné. Face à ce monument de violence et de rage, Johnny Eager paraît bien sage, mais il faut dire que les deux films n’ont pas le même but. Il faut dire aussi que les deux films ne sont pas produits par le même studio, le premier est produit par la Warner, qui est la compagnie qui s’est le plus illustré dans le film de gangster qui a forgé sa réputation. Le second est issu de la MGM, la maîtresse du glamour hollywoodien, c’est donc une vision glamour du monde des gangsters que veut nous présenter la firme au lion avec Johnny Eager, là où la Warner recherchait une vision réaliste. Ensuite, White Heat est réalisé presque dix ans après Johnny Eager, à une époque où l’Etat regarde probablement le film de gangsters d’un œil moins sévère, tandis qu’en ce début des années 40, il s’agit encore d’un genre brûlant.
Bref, les deux films ne poursuivent pas le même but. On pourrait même dire que dans le cas de Johnny Eager, le film de gangster n’est qu’un prétexte. Le but premier est de voir une jeune fille de bonne famille sombrer en tombant amoureuse de l’homme qu’il ne faut pas. Ici un magnat de la pègre. Johnny est un séduisant ancien gangster en liberté conditionnelle qui semble s’être racheté en devenant chauffeur de taxi. C’est en fait une couverture destinée à cacher aux policiers chargés de le surveiller qu’il est retournée à la tête d’une organisation assez peu recommandable. Liz, une jeune et jolie étudiante en sociologie, est amenée à le rencontrer et, comme notre gangster est loin d’être désagréable à regarder, il ne lui faut pas beaucoup pour succomber à son charme. Mais si Johnny a bien remarqué que Liz était une fille superbe, ce qui le séduit le plus est qu’elle est la belle-fille du procureur qui ne cesse d’essayer de le renvoyer en prison. Johnny invite donc Liz pour la mener dans un coup monté où elle est amenée à tuer (ou du moins le croit-elle) un homme. La ruse réussit et Johnny peut ainsi faire chanter le procureur, le menaçant de révéler le meurtre de sa belle-fille si jamais il s’avise de ne pas le laisser tranquille. Mais, alors que Johnny peut enfin réaliser tous ses petits projets lucratifs pour le meilleur et pour le pire, Liz devient profondément dépressive à cause de sa culpabilité. Johnny comprend qu’il l’aime et cherche à lui faire remonter la pente, mais pour lui il est trop tard et sa chute est inéluctable.
Nous voilà donc en face d’un parfait mélodrame sur fond d’affaires criminelles. Un cocktail qui ne pouvait que plaire au spectateur de l’époque. Il faut dire que tout a été fait pour amener à une réussite. La réalisation de Mervyn Leroy, qui fut un des fondateurs du film de gangsters mais qui fut également brillant dans le mélodrame avec Waterloo Bridge, est extrêmement efficace. Elle possède le glamour que nous sommes en droit d’attendre dans une production de la MGM, mais elle a malgré tout ce sens du rythme et de l’action qui lui vient de ses années à la Warner. Le choix du réalisateur était donc parfaitement fondé. Le scénario est également tout à fait efficace. Bien sûr, nous avons toutes les grosses ficelles d’un mélodrame (la rédemption du mauvais garçon qui se rend compte du mal qu’il a fait et tombe amoureux à son tour), mais au-delà de la trame principale, le scénario fourmille de détails, de scènes et de personnages qui donnent au film toute sa dimension.
Et puis, il y a bien sûr le troisième élément pour bien réussir un film, la distribution. Et pas que dans les rôles principaux. La force d’un film vient aussi dans la réussite de tous les personnages secondaires, tant dans leur écriture, et nous avons vu que cela était le cas ici, mais aussi dans le choix des acteurs pour les incarner. A ce niveau aussi le film réussi à convaincre. Deux rôles secondaires se distinguent principalement. Le premier est évidemment celui du procureur, certainement le troisième rôle important du film. C’est Edward Arnold qui a été choisi et le choix est judicieux. En cette période de la fin des années 30 et du début des années 40, Arnold est un des seconds rôles parmi les plus populaires. Sa silhouette rondouillarde et son regard d’acier l’ont amené à jouer des rôles d’hommes d’affaires et de politiciens souvent d’une apparence peu affable (voir parfois clairement antipathique). On se souvient de lui notamment pour l’avoir vu dans des films de Capra où il incarnait un parfait méchant. Ici aussi il a le rôle du méchant, ou du moins du méchant parce que le spectateur a été mis d’entrée de jeu dans la poche de Johnny, car en soi le procureur est sans doute l’un des rares à avoir compris qui il était réellement. D’autre part, son amour pour la fille de sa femme est réel et sa tentative de la protéger sincère même si, comme souvent dans ces cas, il arrive exactement à l’opposée de ce qu’il aurait voulu réaliser. Arnold réussi parfaitement à créer la dualité de ce personnage, parvenant, malgré l’antipathie qu’il nous inspire à obtenir notre admiration voir même notre compassion.
L’autre personnage fort est celui de Jeff Hartnett, incarné par un jeune Van Heflin. Ecrivain alcoolique, unique ami véritable de Johnny mais aussi le seul à n’avoir aucune illusion le concernant, il est la conscience de son ami. Une conscience autant aimée que malmenée. Ce rôle, qui lui vaudra l’Oscar du meilleur second rôle, propulsera Van Heflin sur la scène hollywoodienne où il deviendra un des grands seconds rôles les plus populaires. D’autres seconds rôles sont également très réussis, même si leurs interprètes auront moins marqué l’histoire du cinéma. Signalons d’ailleurs que les seconds rôles féminins, la maîtresse et l’ancienne de maîtresse de Johnny, sont tout à fait réussis à une époque où les seconds rôles de jeunes femmes étaient souvent tenues par de jolies actrices au talent moindre que leurs équivalents vedettes.
Mais bien sûr c’est le couple vedette qui retient toute notre attention puisqu’il s’agit de Robert Taylor et Lana Turner. Deux noms incontournables de l’époque et deux noms assez oubliés, à moins d’apprécier le cinéma de l’époque. C’est surtout Robert Taylor qui est le moins connu aujourd’hui et cela est vraiment regrettable. Considéré par certains (y compris sans doute par certains à l’époque – il était la star masculine la moins bien payée de la MGM) comme un sous-Clark Gable – la grande star de la MGM , il vaut certainement plus que sa réputation. Il est vrai qu’avec sa beauté ténébreuse et sa petite moustache (qu’il n’a pas dans tous les films) ainsi que par le genre de rôles qu’on lui faisait incarner, la comparaison s’annonce de soi. Cependant, Taylor vaut mieux que cette réputation. Signalons qu’il est une des rares stars de l’époque à avoir également incarné des personnages de franc salopards tout en étant aussi crédible que dans les rôles de héros. Ici, il est un peu à la frontière entre les deux, le mauvais garçon un peu trouble mais bon fond. Un type de rôle qu’il incarnera fréquemment.
Taylor fut la vedette d’un certain nombre de films qui mériteraient d’être traité dans cette catégorie de « classiques méconnus ». Des westerns (The Last Hunt, Westward The Women), des films d’aventure (All The Brothers Were Valiant), des mélodrames (Waterloo Bridge) ou encore des films noirs (The Bribe). Deux films seulement restent peut-être plus connus du grand public. Camille, où il donne la réplique à Garbo et surtout Quo Vadis. Mais ce dernier n’est sans doute pas son meilleur rôle, même s’il s’agit une fois encore d’une réalisation de Mervyn Leroy. Cela ne suffit pas à avoir sauvé son nom au côté de ceux de Gable, Cooper, Grant ou Stewart et cela est bien dommage, car il s’agit certainement d’un acteur plus talentueux qu’on ne l’a dit et avec une palette de personnages plus vaste que celle de la majorité de ses contemporains. Il conviendrait d’urgence de lui redonner la place qu’il mérite.
Et puis il y a Lana Turner. Il faut avouer que le couple que Turner et Taylor forment ensemble est explosif et terriblement sensuel (They're dynamite in Johnny Eager, disait l'affiche en jouant sur les initiales de leurs noms, T'N'T). Seule Ava Gardner, dans The Bribe, arrivera à reproduire avec une telle intensité avec Taylor. Evidemment, à l’époque, Lana est sans doute l’une des actrices les plus sensuelles d’Hollywood. Pas une bombe explosive comme Rita Hayworth qui mettait le feu à l’écran par son magnétisme et son charisme. Ici c’est le mélange de beauté, de fragilité et de sensualité qui en font un sex-symbol plus subtil que l’était Hayworth. A l’époque, Turner est d’ailleurs la principale rivale de la ravissante rousse aux côté de Betty Grable (la pin up la plus populaire de l’époque mais que la médiocrité de sa filmographie a relégué depuis dans l’oubli). Découverte, selon la légende, alors qu’elle mangeait une glace à un drugstore, la jeune adolescente est engagée par la MGM qui cherche une nouvelle star blonde pour remplacer Jean Harlow décédée prématurément. Une série de films avec comme partenaires les plus prestigieuses stars du studio (Clark Gable, Spencer Tracy et Robert Taylor dans le présent film) achevèrent d’en faire une vedette de premier plan. C’est dans les années 40 qu’on trouve ses meilleurs rôles. Au cours des années 50, on lui donna une image plus sophistiquée et mature qui enleva beaucoup au charme troublant de ses débuts, malgré quelques rôles encore très honorables. Un physique moins typé que Jean Harlow et Marilyn Monroe, entre lesquelles elle fut sandwichée comme la bombe blonde de la décennie, fut peut-être la cause d’une célébrité moins forte qu’elles aujourd’hui.
Rien que pour redécouvrir ces deux grandes stars dans leurs plus beaux jours, Johnny Eager mérite d’être regardé. La qualité du film fit que plusieurs extraits furent utilisés dans Dead Men Don’t Wear Plaid, la parodie de Steve Martin réalisée à partir de différents extraits de classiques du genre. Une réputation que le film mériterait bien de retrouver. 

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